"Je me compare à Didier Raoult" : Bernard Lugan, un historien décrié reçu à l'Assemblée nationale
L'historien Bernard Lugan était auditionné ce mardi 2 mars par la commission de Défense de l'Assemblée nationale sur l’opération Barkhane au Mali. Or, la rigueur scientifique de cet ancien maître de conférence à l’Université Lyon 3 est sévèrement critiquée par une partie de ses pairs.
Le personnage Bernard Lugan ne se cache pas. Trente secondes se sont à peine écoulées au téléphone quand l’historien âgé de 73 ans, né à Meknès dans le Maroc d’après-guerre, se présente, bravache, comme un "éternel libertaire". Son dernier fait d'arme : ne jamais porter le masque. Depuis que le port de celui-ci a été rendu obligatoire dans les lieux publics pour endiguer la crise sanitaire liée au Covid-19, l'homme affirme déserter les wagons des TGV "avec leurs contrôleurs esclaves de la politique sanitaire", et "foutre un coup de boule" métaphorique à ceux qui s'aviseraient de le fliquer.
Mais ce n’est pas par son opposition à la politique sanitaire du gouvernement que cet inconnu du grand public, connu et respecté dans une frange de l’armée française, a suscité l’indignation cette semaine. En cause : son audition, à huis clos, par les onze députés constituant la mission d’information de la commission Défense de l’Assemblée nationale sur l’opération Barkhane au Mali. L’exercice s’inscrivait dans une série d’auditions de spécialistes du Sahel afin d’évaluer la pertinence de l'opération militaire qui mobilise près de 4.500 militaires français dans la lutte contre les groupes armés djihadistes.
"Bernard Lugan au Sahel, c'est Tintin au Congo"
Alain Antil, spécialiste du Sahel
À la veille du rendez-vous, la venue annoncée de Bernard Lugan a suscité l’émoi auprès de chercheurs spécialistes de la région. L'africaniste, ancien militant de l’Action Française et contributeur régulier de revues d’extrême-droite, est incriminé par nombre de ses pairs pour "des erreurs factuelles graves" et un "manque de neutralité scientifique". Alain Antil, chercheur spécialiste du Sahel, résume : "Sur le sérieux du bonhomme, je crois que son blog montre l’absence de toute rigueur scientifique…".
Bastien Lachaud, député de la France insoumise (LFI) de Seine-Denis et membre de ladite commission Défense, s'est fait le relais des protestataires. Dans une lettre à la présidente Françoise Dumas (LREM), que nous avons consultée, il estime que si la mission "doit veiller à recueillir une diversité de points de vue (…), cet impératif éthique et méthodologique ne devrait pas bénéficier à la promotion d’une recherche universitaire dévoyée, ni à un conservatisme politique extrême dissimulé sous les atours d’une érudition ampoulée."
Entre LFI et LREM, la cloche ne tinte pas du même son : "Nous avons la liberté d’auditionner qui l’on souhaite. M. Lugan a une position extrêmement tranchée sur le sujet, mais nous avons fait le choix de l’exhaustivité. C’est notre rôle d’entendre toutes les voix, on ne voulait pas être taxé de parti pris", a défendu Sereine Mauborgne, membre LREM de la commission, dans les colonnes de Médiapart.
Moustache prussienne et CV chargé d'ornements
Pour répondre aux réprobations, l’historien à l’allure élancée et à la moustache prussienne préfère la joute verbale au débat scientifique : "Je n’ai rien à répondre à ces vauriens, ces ratés, ces jaloux, qui n’ont pas publié un quart de la production que j’ai accomplie. J’ai mon passé pour moi, mes états de service, et ce n’est pas parce que les mouches volent autour de moi que je vais m’abaisser à leur répondre." Et de dérouler ses distinctions universitaires, empilant ses prix littéraires et n'hésitant pas à se comparer à une autre figure scientifique à la légitimité professionnelle acquise mais dont les prises de position sont décriées : "Je me compare au professeur Didier Raoult, dans une certaine mesure. Personne ne peut m'enlever ce que j'ai fait dans ma carrière".
Bernard Lugan a de fait été maître de conférences à l’université de Lyon pendant près de trente ans, a enseigné au Rwanda dans les années 1980 et son expertise a été plusieurs fois sollicitée par le tribunal international des Nations unies. Il a publié près d’une cinquantaine de livres et a reçu le prix Louis-Marin de l’Académie Française en 1988. Des ornements qui pèsent lourd sur son CV et alimentent sa présomption : "C’est comme si celui qui prépare la soupe à l’armée venait demander des comptes au général… Je ne joue pas dans la même cour".
L’homme se complaît dans la provocation. Depuis 1976 et la soutenance de sa thèse, Bernard Lugan nage à contre-courant dans le champ académique. S’il cultive cette marginalité, c’est aussi dans l’optique de servir sa vision du monde et plus précisément de l’Afrique.
"Excessif et marginal"
"L’angle de lecture des tensions ou des conflits est toujours ethno-raciales chez Monsieur Lugan", analyse Bastien Lachaud. Marielle Debos, spécialiste des études postcoloniales à l’université Paris-Nanterre, déplore quant à elle "une vision ethniciste et racialisante de l’Afrique". Il y a quelques années, l’historien spécialiste de la région des Grands-Lacs, Jean-Pierre Chrétien, qualifiait le travail de Bernard Lugan, dans le cadre de ses recherches sur le génocide au Rwanda, "d'excessif et marginal", basé sur une vision de l’Afrique marquée par "un ordre naturel africain" qui aurait une conséquence éternelle : "La domination de certains et par la soumission des autres".
"Chez Lugan, beaucoup de conflits sont insolubles car les ethnies se seraient de tout temps et en tout lieu opposées ", assure discrètement un chercheur.
"A force de dire que telle ethnie est comme chien, l’autre comme chat, et on conclut qu’il faut les séparer ; on est proche de la justification de l’apartheid ou des conflits au Mali… ", analyse de son côté le député Bastien Lachaud. Bernard Lugan préfère ne pas répondre sur le fond, multiplie les diatribes et renvoie "aux 300 pages de [son] bouquin phare, Osons dire la vérité à l’Afrique, qui compile toutes [ses] recherches". Et quand on l'interroge précisément à propos de son expertise sollicitée par la commission Défense sur l'opération Barkhane, il botte en touche et ne souhaite ni nous préciser ce qui selon lui la justifie, ni nous indiquer ce qu'il a dit devant la commission.
L'africaniste a l'oreille d'huiles de l'armée
"Il s’est marginalisé à cause de ses positions militantes très problématiques", pointe Alain Antil. La crispation autour de ses idées ne date pas d'hier. Au milieu des années 2000, un mouvement de protestation s'élève au sein de la communauté des chercheurs de son université et marque son isolement. Il quitte Lyon 3 en 2009, ce qui lui offre du temps pour intensifier son rythme de publications et le pousse à arpenter les quatre coins de la France pour tenir des conférences. Il s’y montre avec Alain Soral en 2014 ou rejoint le cercle de réflexion du théoricien du "grand remplacement", le complotiste d'extrême-droite Renaud Camus. Bernard Lugan y professe ses vérités devant un parterre conquis. Ses talents d’orateur font bousculer les foules à l’entrée des salles communales, improvisées en amphithéâtres.
Parmi les fidèles qui s’y pressent aux premiers rangs : des militaires, beaucoup de militaires. Selon les informations de Mediapart, lorsqu’il commandait l’opération Barkhane entre juillet 2018 et juillet 2019, le général Frédéric Blachon faisait partie de ceux qui s’en réclamaient et s’en inspiraient. "Il avait pris l’habitude, au quartier général de N’Djamena [au Tchad, ndlr], de l’imprimer en plusieurs exemplaires, de la distribuer à son équipe et même de s’en servir pour animer les briefings", détaille le média en ligne. De son côté, le cabinet du ministre de la Défense avait pris de la distance avec le discours de Bernard Lugan en suspendant, en 2015, son cours à l’école spéciale militaire de Saint-Cyr.
Hugo Lallier
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