150 ans après, la Commune vit encore dans le XXe arrondissement de Paris
Cent-cinquante ans après le début de l’insurrection parisienne, la mixité sociale et le foisonnement militant du XXe arrondissement perpétuent l’héritage des communards. À travers les lieux de sociabilité et la culture populaire, les habitants de Belleville, Ménilmontant et Charonne font vivre l’esprit de la Commune de Paris.
Sur le trottoir de la Cantine des Pyrénées, centre solidaire perché sur les hauteurs de Belleville dans le XXe arrondissement de Paris, Hélène aux cheveux sales enchaîne les cafés gratuits, taxe des clopes et des oreilles. Le pas traînant, un tympan perforé, la hanche fêlée peut-être, elle s’apprête à distribuer des sacs de bouffe à d’autres naufragés du quartier. “C’était ça la Commune aussi : la nourriture pour tous, les réquisitions… Aïe !”.
Une douleur l’assaille quelque part, qu’elle étouffe en récitant à toute vitesse son histoire de France : la défaite contre les Prussiens à Sedan le 1er septembre 1870, la capitulation de Napoléon III le lendemain, le refus de la capitale de cesser les combats, la proclamation au balcon de l’Hôtel de ville de la IIIe République par Léon Gambetta ; puis le siège de Paris, la famine, la fuite à Versailles du gouvernement et des bourgeois, la ville entière livrée au populaire et le début de la Commune de Paris, insurgée contre la Prusse et la France des Versaillais à la fois, il y a 150 ans, le 18 mars 1871.
Le peuple du XXe arrondissement avec sa gouaille, ses gueules, ses bizarreries, porte toujours en lui l’esprit épique de la Commune. C’est dans le quartier que ce printemps-là tombèrent les dernières des 900 barricades érigées par une armée boiteuse, après 72 jours d’insurrection d’une ville entière contre deux nations. L'esprit de trois villages de l’Est parisien annexés au fil des siècles par la capitale gloutonne qui n’a jamais su les digérer tout à fait, ni les écraser. Belleville, Ménilmontant, Charonne avaient longtemps été le terrain de jeu de la canaille qui venait y boire, se battre, parler socialisme ou faire l’amour dans les talus des terrains vagues.
Mixité, engagement, chahut
Malgré le zèle des mitrailleuses, les milliers d’exécutions et la déportation des rouges, l’arrondissement demeure le foyer parisien des gauches, le seul à avoir envoyé une élue La France Insoumise (LFI) à la mairie lors des dernières élections municipales, au cours desquelles les partis de gauche ont raflé ici 70% des voix. Fort de plus de 30.000 logements sociaux, l’arrondissement reste l’un des derniers bastions parisiens de mixité sociale. Coincé entre le bourgeois XIe et les banlieues de Bagnolet et Montreuil, il résiste tant bien que mal au bulldozer de la gentrification.
Ange déchu du rap, Moha la Squale y a fait ses premiers grammes à trois pas du Conservatoire Georges Bizet où d’autres enfants jouent du hautbois. Son quartier natal, "la Banane", est célèbre pour une fugace apparition dans "La Haine", de Mathieu Kassovitz, autant que pour ses HLM de briques rouges et leurs rez-de-chaussée associatifs. Les foyers d’hébergement africain du quartier voisinent l’hôtel particulier de Vincent Cassel et près de la Porte de Bagnolet, un ancien quartier ouvrier s’est transformé en îlot de meulières chic. À travers le branchage des platanes, dans cette "campagne à Paris" tant vantée sur seloger.com, les fenêtres d'un certain François Hollande y donnent sur la misère du square Séverine.
De mémoire plus populaire que l'ex-président, la rue de Belleville, où vivait le journaliste communard Jules Vallès, relie les hauteurs du Belvédère desquelles des banquets anarchistes défient toujours “l’État bourgeois”, à la station de métro passée tout près d’être renommée “Belleville - Commune de Paris 1871”. Sur ce boulevard plus qu’ailleurs, on crache, on fume, on stationne le casque de scooter perché sur le sommet du crâne. Les costumes première génération des vieux immigrés maghrébins croisent indifféremment les jupe-doudounes à glissière des vieilles prostituées chinoises, les boucles d’oreilles des bobos fraichement débarqués, les bérets des rougeauds, les bourgeois roulés dans leurs écharpes ou les jeunes en séance de running.
“C’est un village de bagarreurs ici !, s’amuse Ben, gérant du bar Aux Folies, en cognant ses poings l’un contre l’autre, mais les gens cohabitent bien”. Avant le règne des Carrefour City, cette institution de la bière à bon prix était accolée à une salle, tour à tour cabaret, café-théâtre, music-hall puis cinéma détenu par la toute puissante famille Dénoyez qui a essaimé son nom un peu partout dans le quartier. À la fin des années 1860, elle fut surtout l’une des arrière-cours les plus actives de la Commune. C’est là que le journaliste Félix Ducasse déclara un soir d’octobre qu’il fallait suspendre les huissiers, “et encore suspendre est un mot un peu trop long à mon goût…” Quelques mots plus tard, les réunions y furent interdites mais le "mal" était fait. Les clubs politiques s’étaient multipliés dans Paris.
Crânes rasés et têtes chevelues
Près de l’église Notre-Dame-de-la-Croix où fut votée par acclamation la mort de l’archevêque de Paris le 6 mai 1871, le chant des mouettes venues du port de la Bastille non loin accompagne le brouhaha des pochards de Ménilmontant, massés autour du Demain c’est loin couvert de graffitis, ou près du Saint-Sauveur, bar légendaire des antifascistes où ça bastonne quand c’est ouvert. Le soir de l’élection d’Emmanuel Macron, une meute de manifestants pris au piège des lacrymogènes avait convergé d’un bloc vers le bar aussi mythique que miteux pour y trouver refuge. Le corps massif du patron s’était encastré dans le chambranle de l’entrée, entre les dizaines de CRS et les émeutiers. La bière avait coulé aux frais de la maison pendant une bonne partie de la nuit, servie par les gros bras tatoués de quelques crânes rasés.
À peine plus haut au Lieu-Dit, c’est plus chevelu. Hors pandémie, la gauche rosée y conspire autour d'un verre à pied, assis. On y rencontre auteurs, éditeurs, avocats, historiens ; ce sont des Grecs, des Brésiliens, des féministes, des écolos, des communistes et d’autres exilés de la Bellevilloise voisine, ancienne coopérative ouvrière métamorphosée en temple de la hype nocturne. Sur les murs en journée, les affiches d’Extinction Rebellion et les citations de Pierre Kropotkine jurent avec les serviettes des commerciaux fraîchement débarqués dans un quartier “pas cher mais en pleine mutation”. Ces derniers fréquentent le restaurant bistronomique Les Canailles, où les affiches militantes se glissent sournoisement dans les présentoirs de la vitrine.
Côté Charonne, plus à l'est, sur un charnier de 800 communards, c’est La Flèche d’or qui bouillonne. La chaine O’Sullivan espérait racheter cette ancienne gare de la Petite ceinture pour la transformer en un de ces pubs irlandais qui ont envahi les grands boulevards. C’était mal connaître le quartier. Après que la salle a été transformée brièvement en "Maison du peuple" par un collectif de Gilets jaunes en 2019, un groupe d’associations militantes a investi les lieux pour y centraliser des collectes en tout genre, à destination des familles dans le besoin.
Le Saint-Germain des anar'
Dans le XXe, on n’attend pas l’intervention des politiques pour résister aux prédations capitalistes. On occupe, on autogère et puis on discute. C’est ce que diraient les occupants du TEP Ménilmontant - pour terre d'écologie populaire - qui ont arraché des mains d’investisseurs privés une bande de friche de cette frontière avec le XIe. Le projet immobilier soutenu par la mairie consistait pourtant à construire 85 logements sociaux. À la place, les riverains ont planté des jonquilles, des poules et un terrain de volley.
De nombreuses librairies jalonnent aussi le Saint-Germain des anar'. Rue de Bagnolet, la vitrine du Merle Moqueur arbore un drapeau “Vive la Commune”, un portrait de Louise Michel, un appel “au peuple de Paris” et la parfaite bibliothèque communarde : Tardi-Vautrin, Lissagaray, Éloi Valat. “Ah, ça fait du bien de voir le drapeau rouge !”, s’exclament les clients. “Ce sont les mêmes qu’on retrouve chez nous, au Quartier rouge, au café Natéma, aux Bols d’Antoine, à la Cantine des Pyrénées…”, s’amuse l’une des libraires. Elle peine à dresser la liste exhaustive des lieux militants du XXe et fait remarquer que “le nom de la librairie est lui-même un hommage à la chanson de Jean-Baptiste Clément”. L’auteur du "Temps des cerises" est enterré à quelques mètres à peine, tout près des pontes communistes et pas trop loin de Jim Morrison, vers lequel pèlerine l’internationale adolescente des amateurs de rock.
Le Père-Lachaise entre mur des fusillés et mausolée pour Thiers
Les premières années d’exploitation du Père-Lachaise avaient fait flop. Après son ouverture en 1804, le cimetière de l’Est, niché sur une colline trop excentrée, trop pauvre et malfamée, ne rencontrait pas ses morts. Le nombre de candidats augmentait si péniblement qu’il fallut y déménager en grande pompe les cendres de Molière et La Fontaine pour attirer le bourgeois réticent à s’aventurer sur le coteau. Aujourd’hui la concession vaut son pesant d’os, dans les 15.000 euros, et le cimetière attire les touristes venus voir la jolie tombe de Frédéric Chopin, la stèle noire d’Édith Piaf ou le sphinx monumental d’Oscar Wilde. Depuis 2018, le parcours de la mémoire officielle se prolonge sur la façade ouest du cimetière où plus de 100.000 noms rappellent le grand gâchis de la Grande guerre.
À l’époque de la Commune déjà, les prisons de la Roquette et la guillotine complétaient le chamarré morbide du secteur. C’est là que se réfugièrent les fédérés et leurs canons, aux tristes journées de mai 1871 lorsque, traqués comme des rats dans Paris, 147 d'entre eux se retrouvèrent dos au mur pour être fusillés. Un siècle et demi plus tard, les partisans de la Commune perpétuent encore la cérémonie mémorielle de la “montée au mur des Fédérés” et en décembre dernier, ce sont les manifestants contre la loi Sécurité globale qui, chassés de Place de la République, ont rejoué la scène avec les CRS à deux pas de là, sur la place Gambetta, le massacre en moins.
Dans les allées du cimetière, Hippolyte, dix-neuf ans, hypokhâgneux “dégoûté de Science Po et des réformistes”, cherche plutôt la tombe d’Adolphe Thiers pour "uriner dessus", le chef du gouvernement versaillais ayant eu le tort de rendre Paris à la République conservatrice. Massive, celle-ci trône un peu plus haut, humiliation symbolique aussi cruelle que la Basilique du Sacré-Cœur - régulièrement accusé d'avoir été élevé pour “expier les crimes de la Commune” et que beaucoup d'anar' voudraient faire tomber, aujourd'hui encore.
L'héritage politique et poétique de la révolte
À trois pas de là et à deux du commissariat central du XXe arrondissement, qui fait son apparition dans le césarisé "Tout simplement noir", le Théâtre de la Colline est aujourd'hui agité par les revendications des intermittents du spectacle, minés par la crise du Covid-19. Ils sont nombreux à s’être massés en arc de cercle autour d’un amplificateur qui n’amplifie pas grand-chose. Personne n’entend rien mais tout le monde applaudit. C’est très jeune, plus blanc, bonnet à ourlet et tabac à rouler. “On voit que c’est une occupation d’étudiants, s’amuse quelqu’un dans la foule. Si c’était des intermittents confirmés, ils auraient tiré un câble depuis le lampadaire pour amplifier tout le quartier.”
Le quelqu’un se fait discret plus qu'à l'accoutumée. C’est Thomas Roger, nom de code "Sankara", la trentaine à lunettes, infirmier et militant communiste depuis le berceau. Avec son mètre quatre-vingt-cinq et sa faconde, il est plutôt du genre qu’on remarque. Trois femmes l’entourent qui lui chuchotent des infos sérieuses à l’oreille. Lui opine sagement et glisse avec un sourire qu’il est “en campagne”. La candidature politique, ça devait bien lui tomber dessus un jour, à lui qui vend le muguet et des cartes d’adhésion au PCF depuis quinze ans, au même emplacement, chaque premier mai. Les élections législatives partielles du XXe arrondissement approchent. Face à lui Danielle Simonnet (la locale incontournable de la France insoumise), le PS, une alliance écolo-hamoniste et un candidat de la droite perdu dans le tas. Le matin des 150 ans de la Commune de Paris, ce jeudi 18 mars, la plupart d'entre eux devraient se retrouver aux célébrations, dans le square Louise Michel de la Butte Montmartre.
L’artiste Dugudus, autre enfant du quartier, y expose cinquante portraits grandeur nature de communards, parmi lesquels Arthur Rimbaud armé et vêtu d'un costume de garde national qu’il ne porta sans doute jamais. Peu importe que l’authenticité de l’engagement du poète ne fasse même plus débat chez les historiens. Plus que l’histoire proprement dite, les 72 jours d’insurrection du printemps 1871 ont marqué l’imaginaire politique, poétique et social de ce Paris populaire. Dans le XXe arrondissement, “la dernière des révolutions françaises“ a tressé de références - réelles ou fantasmées - les rues, les cafés, les pensées et les engagements des habitants. C'est à cette capitale insurgée que Rimbaud dédia "L'orgie parisienne", au lendemain des massacres : "Le Poète te dit : « Splendide est ta Beauté ! »".
Léo Thomas