[INTERVIEW] Un an d'état d'urgence sanitaire : "Le danger, c'est que l'exceptionnel devienne normal"
En raison de la pandémie de Covid-19, la France connaît depuis un an une situation d'état d'urgence exceptionnelle qui semble sans fin. Comment s'assurer de retrouver, après la crise sanitaire, des libertés publiques intactes, dans le droit et dans les esprits ? Entretien.
Depuis bientôt un an, la France vit dans l'état d'urgence sanitaire, excepté une pause entre juin et octobre derniers. Le 22 mars 2020, le Parlement adopte la loi spécifique qui autorise le gouvernement à restreindre par décret un certain nombre de libertés publiques pour lutter contre l'épidémie de Covid-19. Déplacements et sorties contrôlés, établissements scolaires et culturels fermés, manifestations et liberté d'entreprendre limitées... A tel point que ces nouvelles habitudes affaiblissent nos exigences en termes de liberté ? Le risque est réel, estime Emmanuel Cartier, professeur agrégé de droit public à l'Université de Lille.
Le Bouillon : Trouvera-t-on désormais normal que chaque épidémie justifie d'une restriction de nos activités ?
Emmanuel Cartier : Le problème des libertés, c'est qu'il y a bien leur formulation dans les textes, mais leur contenu et leur intensité ne sont pas définis. C'est la société qui déplace le curseur. Par exemple, ce qui relevait il y a quinze ans de la liberté d'expression n'est plus partagé de façon aussi consensuelle aujourd'hui. Après la sortie de l'état d'urgence sécuritaire en novembre 2017, Emmanuel Macron a fait voter une loi qui a normalisé une partie de ce dispositif dans le droit commun. Certaines dispositions ont aussi été intégrées au Code de la santé après l'épidémie de H1N1. Il y a donc un risque, bien réel, que les normes exceptionnelles que nous appliquons aujourd'hui soient intégrées, pour partie, dans la normalité. Quelques petites atteintes pourront paraître indolores aux Français, qui se sont habitués à ces restrictions sévères. Le curseur risque de descendre d'un cran, malheureusement pour les citoyens mais aussi pour les juges en charge de garantir les libertés.
En quoi l'état d'urgence sanitaire affaiblit-il la démocratie ?
Avec l'instauration d'un confinement, la société a été paralysée du jour au lendemain. Des entreprises n'ont pas pu honorer leurs commandes, certains n'ont pas pu payer leurs loyers... Toutes ces conséquences nécessitaient de modifier le droit rapidement, ce qui est permis par l'état d'urgence sanitaire qui a habilité le gouvernement à intervenir par ordonnances dans de nombreux domaines. Mais une société démocratique adopte, en principe, des normes par le peuple directement ou par des représentants élus. Et ces normes fondent l'essentiel de nos rapports sociaux et institutionnels. Or, dans le cadre de l'état d'urgence, s'il y a bien eu des lois qui ont été votées, les normes en vigueur sont essentiellement produites par le ministre de la Santé ou le Premier ministre. Je ne dis pas que ça n'est pas démocratique, puisque c'est le Parlement qui habilite le gouvernement à légiférer par ordonnance. Mais cela suppose que le législatif, qui contrôle l'exécutif, se dessaisisse du pouvoir de production de la loi qui lui appartient.
Comment s'assure-t-on que l'état d'urgence sanitaire soit appliqué de façon proportionnée et qu'il ne s'intègre pas petit à petit dans le droit commun ?
Les responsables politiques - exécutif et parlementaires - sont les premiers à mettre le curseur entre ce qui est acceptable en termes de limitations de libertés, et ce qui est nécessaire. En l'occurrence, étant donné le caractère inédit de cette crise, il était dans un premier temps difficile de juger de la proportionnalité des mesures. Comme le prévoit notre régime, le Parlement a bien exercé son contrôle, même s'il a d'abord été un peu placé en hibernation le temps qu'il s'adapte aux mesures sanitaires. On a alorse dérogé aux règles de vote : un président de groupe pouvait voter pour plusieurs députés de son groupe.
Pour contrôler la proportionnalité des mesures prises et leur degré d'atteinte aux libertés fondamentales, le juge administratif peut être saisi par les citoyens. Certains ont même soulevé des Questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui ont été jusque devant le Conseil constitutionnel. Ce dernier veille à ce que la loi ne porte pas d'atteinte disproportionnée aux libertés, si les mesures ne sont plus justifiées par une situation exceptionnelle. Et puis il y a aussi la Cour européenne des droits de l'homme qui peut avoir son mot à dire s'agissant des dispositifs mis en place à la sortie de la crise.
Reste la vigilance des citoyens...
Il ne faut pas oublier en effet que les citoyens ont une capacité d'indignation et de révolte. La désobéissance fait partie de l'exercice du pouvoir en démocratie, et en est même à l'origine. La résistance à l'oppression est un droit fondamental garanti par la Déclaration des droits de l'Homme. Et il est nécessaire de demeurer vigilant.
Dans un rapport d'octobre sur la gestion de la crise sanitaire dans l'UE, la Commission européenne pointe du doigt l'utilisation de la pandémie par les gouvernements hongrois et polonais pour renforcer le caractère autoritaire du régime et réduire l'indépendance des juges, derniers gardiens des libertés. En France, nous ne sommes pas encore dans cette situation mais sous la Ve République, le Président a l'ascendant à la fois sur le gouvernement et l'Assemblée nationale. Le seul pouvoir qu'il ne contrôle pas politiquement, c'est celui du juge. Donc nous ne sommes pas à l'abri si celles et ceux qui seront au pouvoir en 2022 décident de suivre la voie de la Hongrie ou de la Pologne.
Propos recueillis par Justine Daniel