Covid-19 : et si 2020 avait été un moment charnière pour la construction de l'Europe ?
De la guerre des masques à la mutualisation des dettes, la pandémie de Covid-19 a secoué l'Union européenne, pour le pire mais pas seulement… Retour sur le feuilleton d'une année éprouvante pour la solidarité entre États membres.
Fermeture des frontières et guerre des masques. Début 2020, la déferlante du Covid-19 sur le territoire européen ne suscite guère de réflexes solidaires entre les 27 États membres de l’Union européenne (UE). Le 5 mars, alors que le virus commence à inquiéter la France, notre gouvernement réquisitionne ainsi quatre millions de masques produits par une entreprise suédoise à Lyon et pourtant destinés à l’Espagne et à l’Italie, révèle L’Express. Quelques jours plus tard, c'est un avion chargé de 650.000 masques chinois à destination de l’Italie, pays le plus gravement touché du continent, qui est tout bonnement intercepté par les autorités tchèques. "Ce n’est pas forcément évident pour les États d’avoir un réflexe européen, quand bien même il est plus rationnel face à une crise”, remarque aujourd'hui Marie-Sixte Imbert, de l'institut Open Diplomacy (think tank). Résultat : en moins de trois semaines de crise sanitaire, l'Europe craque déjà de partout.
Pour répondre au désastre économique qui s'annonce, les discussions sur les mesures de soutien économique à adopter ne parviennent pas plus, dans un premier temps, à produire de compromis. Le 25 mars, veille du Conseil européen, la France et huit autres pays dont l'Italie, l'Espagne, la Grèce et le Portugal, finissent par adresser une lettre au président de l'institution, le Belge Charles Michels, qui dirige les débats entre les 27 chefs d'État. "Nous devons travailler sur un instrument de dette commun émis par une institution européenne pour lever des fonds sur les marchés", plaident les signataires. Avec ces "coronabonds", ils espèrent soutenir des systèmes de santé éprouvés par la vague épidémique.
"Ces coronabonds rompent l'équilibre de la zone euro"
Mais la proposition agace l'Allemagne et ses habituels alliés dits "frugaux". Pays-Bas, Danemark et Suède, Autriche et Finlande, sont frileux à l'idée de partager une dette avec les pays "du Sud" qu'ils ont l'habitude de juger négligents dans la gestion de leur finances publiques. "Ces coronabonds rompent l'équilibre de la zone euro", dira Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, lors d'une réunion avec quelques-uns de ses homologues. Contrairement aux "pays du Sud" - dont la France - qui perçoivent aussi l'UE comme un projet politique, le Nord n'y voit surtout qu'un marché et freine des quatre fers vers une plus grande intégration des économies, en particulier des dettes. Ils avancent de strictes conditions de réformes pour accéder à l'aide financière de l'UE, rejouant les ordinaires fractures européennes.
Mais les vénéneux débats de 2011 et 2012, qui avaient creusé ces divisions jusqu'à l'étouffement en règle de la Grèce, avaient coûté cher en confiance parmi les citoyens et fait grimper l'euroscepticisme. De quoi donner matière à réflexion tandis que le virus enjambe impudemment les frontières. “La France et l’Allemagne se sont rendu compte que le débat devenait assez dramatique, avec une montée de l’euroscepticisme en Italie”, commente pour Le Bouillon l'économiste Grégory Claeys, du think-tank Bruegel. D'un point de vue plus pragmatique, "si l'Allemagne et les pays du Nord sont des pays très riches, c'est aussi grâce à leurs échanges commerciaux avec le reste de l'UE. Si les pays du Sud n'achètent plus les voitures allemandes, c'est toute l'économie nationale qui en pâtit", observe Arnaud Schoenaerts, assistant parlementaire de l'eurodéputée Valérie Hayer (LREM), qui a vécu la séquence depuis Bruxelles. Le 9 mars, un premier accord est trouvé mais a minima, l'Eurogroupe (réunion des ministres des Finances de la zone euro) proposant 500 milliards d'euros de simples prêts garantis aux entreprises et aux États membres, afin de soutenir le chômage partiel. Rien, cependant, ne s'apparente à des aides directes.
"Quand le Conseil européen débute, c'est la guerre"
Le tournant a lieu fin mai. Le 18, Paris et Berlin créent la surprise en proposant un vrai plan de relance : 500 milliards d'euros encore, mais cette fois sous forme d'un endettement commun. Inédit dans l'histoire de l'UE. Un revirement total pour l'Allemagne, qui abandonne les frugaux pour "rejoindre le camp des solidaires", analyse aujourd'hui Enrico Letta, président de l'institut Jacques Delors. Et si l'absence du Royaume-Uni, rétif à ce genre de politique mais alors en voie de Brexit, a selon lui favorisé la bascule allemande, "un autre facteur est la couleur politique du ministre des Finances allemand : Olaf Scholz, social-démocrate, a joué un rôle important". Autre élément-clé, cette fois-ci, le fait que cette crise frappe tout le monde, note Marie-Sixte Imbert : “Contrairement à celle des dettes souveraines de 2011, le Covid-19 touche tous les pays de la même façon”.
La Commission, dirigée par l'Allemande Ursula von der Leyen, reprend rapidement cette proposition qualifiée de "révolutionnaire" par nos confrères du Monde, amorçant de nouvelles discussions autour du président du Conseil européen, Charles Michel, dans une ambiance échauffée. "Quand le Conseil européen débute le 17 juillet, c'est la guerre, se souvient Arnaud Schoenaerts. Tout le monde se dit que les Néerlandais et les autres ne vont jamais accepter." "Quelques heures avant le début du sommet, je n'ai aucune certitude", confie Charles Michel lui-même dans un documentaire diffusé sur LCP. Mais le trio Macron-Merkel-Michel avance. "Au bout d'un jour, les Néerlandais et leurs alliés acceptent le plan de relance, raconte Arnaud Schoenaerts. Au deuxième jour, les subventions mais pas autant. Au troisième jour, hop, 390 milliards de subventions !". Au terme de quatre jours et quatre nuits de négociations marathon, les Vingt-Sept accouchent enfin, à l'aube du 21 juillet, d'un plan de relance à 750 milliards d’euros.
"Un tabou est tombé"
La grande nouveauté, c’est que sur ces 750 milliards, 390 seront bel et bien versés sous forme d’aides directes aux pays les plus en difficulté, et non plus de prêts. Le fonds sera financé par un emprunt contracté, pour la première fois de l'histoire de l'UE, par la Commission européenne. "Un tabou est tombé", souligne l’économiste Grégory Claeys. Lors de la crise de 2011, un traité avait instauré un fond d'aide mais sous forme de prêts, conditionnés à des réformes, et gérés par les ministres des Finances. "Cette fois-ci, on a choisi de passer par la méthode communautaire : le Parlement a eu son mot à dire et la Commission contrôlera comment sera réparti l’argent. C’est sans doute en cela que c’est historique”, développe-t-il.
Le Parlement européen a aussi profité du besoin de nouvelles ressources financières pour placer ses pions. Alors qu'actuellement, 80% du budget de l'UE est financé par les contributions des États membres, l'institution défend depuis un certain temps la création de ressources propres - une taxe carbone aux frontières ou sur les transactions financières, par exemple. Le projet se retrouve sur la table des chefs d'État. "On a lié notre approbation du budget européen et du plan de relance à un accord qui engage les institutions à introduire ces ressources propres d'ici à 2026", détaille Arnaud Schoenaerts. Une seconde défaite pour les "frugaux", opposés à une autonomie financière de l'UE.
Malgré ces avancées inédites dans son histoire, la gestion de la crise par l’UE est toujours loin de faire l’unanimité. Après l'accord sur les aides, les 27 ont joint leurs forces pour ne pas reproduire avec les vaccins le fiasco de la guerre des masques. Succès sur le terrain des valeurs : les livraisons sont conditionnées à un principe d’égalité entre les pays, qui reçoivent les doses en proportion de leur population. Mais côté pratique, la Commission européenne enchaîne les échecs : retards de livraison, exportations de doses produites malgré les besoins, manque de transparence des contrats signés avec les laboratoires pharmaceutiques... Le commissaire européen au marché intérieur, le Français Thierry Breton, a toutefois assuré mi-février que tous les Européens qui le souhaitent pourront être vaccinés avant la fin de l’été.
Justine Daniel