Aux États-Unis, la bataille juridique des conservateurs pour interdire l'avortement

L'Arkansas a voté une loi interdisant l'avortement, même en cas de viol et d'inceste. Credit Photo : Pixabay JuliaFiedler

Depuis la légalisation de l’avortement en 1973, de plus en plus d’États américains adoptent des mesures restrictives, à l'image du dernier en date, l'Arkansas. Des mesures qui ont notamment pour but d'alimenter une bataille juridique qui pourrait remonter jusqu'à la Cour suprême.

"Sauver la vie de la mère lors d'une urgence médicale": tel sera désormais, selon le gouverneur républicain de l'Arkansas, Asa Hutchinson, la seule justification possible pour y effectuer une interruption volontaire de grossesse. Cet État du sud des États-Unis a décidé, mardi 9 mars, une interdiction quasi-totale de l'avortement, même en cas de viol ou d'inceste. Si la loi n'est pas encore entrée en vigueur, elle fait déjà polémique. L'Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), pro-avortement, a déclaré qu'elle la contesterait devant la justice.

Revenir sur une jurisprudence de la Cour suprême

Un débat qui survient dans un contexte où, un peu partout aux États-Unis, les anti-IVG veulent faire avancer leur cause. "Le but de cette loi est de préparer le terrain pour que la Cour suprême annule la jurisprudence actuelle", a ainsi souligné le gouverneur de l'Arkansas dans un communiqué. La jurisprudence à laquelle ces opposants font référence est notamment l'arrêt Roe v. Wade de 1973, un des plus célèbres de l'histoire de la Cour suprême.

Cette décision garantissait aux femmes le droit à l’avortement dans tous les États des États-Unis jusqu’à vingt-deux semaines de grossesse. Au-delà de ce délai, la loi restait à l'appréciation de chacun des États. En 1992, dans un autre arrêt, Planned Parenthood v. Casey, la Cour suprême a décidé que ces derniers pouvaient restreindre les modalités d'avortement sous réserve de ne pas "instituer un fardeau excessif pour les femmes". "Cet arrêt de 1992 a renversé la charge de la preuve et facilite la tâche des législateurs dans les États, car l’avortement relève du droit étatique", explique Anne Deysine, juriste et auteure de La Cour suprême des États-Unis : droit, politique et démocratie. Mais il appartient toujours aux juridictions fédérales et à la Cour suprême, en dernier ressort, de juger si les restrictions adoptées sont un "fardeau trop lourd" pour les femmes. "Le droit à l’avortement n’a pas disparu mais il a été grignoté considérablement, petit à petit", ajoute la juriste.

Certains États du Sud ont imposé des normes très difficilement applicables aux structures chargées de pratiquer des avortements, dans l'espoir de les contraindre à fermer. Parmi ces mesures, l'obligation de respecter une certaine largeur de couloir, la dimension précise d'une place de parking ou encore la distance minimale séparant la structure d’une école. "Il n'y a parfois qu'une clinique par Etat. C'est un réel parcours du combattant pour se faire avorter", note Anne Deysine.

480 restrictions depuis 1973

Depuis 1973, 480 restrictions à l'avortement ont ainsi été votées dans différents États dominés par le parti républicain. Certaines ont été approuvées par la justice fédérale, d'autres non. En mai 2019, l'Alabama a promulgué une loi interdisant l'avortement - même dans des cas de viol ou d’inceste - et prévoyant des peines allant jusqu’à l’emprisonnement à vie pour les médecins pratiquant des IVG (sauf en cas d’urgence vitale pour la mère ou d'"anomalie létale" du fœtus). La mesure n'est toujours pas applicable car son entrée en vigueur a été bloquée par un tribunal fédéral en attendant un examen plus approfondi.

En Géorgie, une loi, également adoptée en mai 2019, interdit l’avortement après six semaines de grossesse, dès que les battements du cœur du fœtus sont détectables. Cette mesure n'est toujours pas mise en oeuvre non plus car elle a été jugée contradictoire avec la jurisprudence de la Cour suprême par un tribunal fédéral. Comme en Géorgie, d'autres tribunaux ont invalidé plusieurs mesures prises notamment par le Missouri, l'Arkansas, le Kentucky ou le Mississippi.

Multiplication des recours

Pourquoi les États prennent-ils donc de telles mesures restrictives si ces dernières sont si souvent rejetées par les tribunaux fédéraux ? "Depuis des années, plusieurs États du Sud dirigés par des républicains votent des lois de plus en plus restrictives car ils savent pouvoir compter sur une Cour suprême de plus en plus conservatrice. C’est particulièrement le cas depuis qu’elle compte six conservateurs [sur neuf membres, ndlr] avec la nomination de la juge Barrett par Donald Trump", explique Anne Deysine.

En multipliant les mesures susceptibles de recours juridiques jusqu'à la Cour suprême, les anti-IVG espèrent aboutir à un renversement de Roe v. Wade, qui donnerait une totale liberté aux États sur la manière de légiférer sur l'avortement. Mais pas sûr que la juridiction suprême aille dans leur sens : en juin 2020, la décision June Medical Services v. Russo a déclaré inconstitutionnelle une loi de Louisiane imposant des conditions quasi-inapplicables aux médecins pratiquant des avortements. "John Roberts, le président de la Cour, conservateur, a voté avec les progressistes pour censurer cette loi qui rendait l'avortement presque impossible", ajoute la juriste.

Un parcours du combattant

Par ailleurs, porter le débat jusqu'à la Cour suprême n'est pas si simple. Très peu d'affaires sont acceptées. Sur les neuf membres de l'institution, quatre doivent valider la demande avant qu'elle ne se charge du dossier. "C'est un long chemin judiciaire qui peut prendre des années. Et pendant ce temps-là, les lois ne sont pas applicables", souligne Anne Deysine.

Malgré ce long processus, les anti-avortements ne lâchent rien. "Qui sait, sur les dix dispositions restrictives, la Cour suprême pourrait en valider quelques-unes", fait remarquer la juriste, qui note également que cet activisme permet aux républicains de "mobiliser leur base" et préparer les élections de mi-mandat de 2022. En 2016 et 2020, Donald Trump avait d'ailleurs largement fait campagne sur la nomination à la Cour suprême de juges réputés défavorables à l'avortement.

Agathe Boussard

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