Au Père-Lachaise, le dernier combat de la Commune
En 1871, le cimetière du Père-Lachaise à Paris est le dernier bastion tenu par les communards. Cent-cinquante ans plus tard, il reste un haut lieu de recueillement pour ceux qui se revendiquent de l'héritage de la révolte parisienne.
"Aux morts de la Commune. 21-28 mai 1871". L’inscription laconique s’étale en lettres d’or sur un bloc de marbre, dans l’est du Père-Lachaise. C’est dans ce coin du cimetière du Nord-Est de Paris que s’élève le mur des Fédérés, haut lieu de mémoire de la dernière révolte populaire du XIXe siècle. Quelque 147 des "victimes sans nombre" de la répression, d’après la formule de Louise Michel, y ont été fusillés pendant la Semaine sanglante, les derniers jours de l’insurrection. De nombreux autres communards les rejoindront dans une fosse commune ouverte au même endroit.
Le mausolée d'Adolphe Thiers, président qui a organisé la répression des communards en mai 1871. Photo : Léo Durin
Le tombeau de leur bourreau, Adolphe Thiers, s’élève, majestueux, au centre du cimetière. À quatorze mètres au-dessus du sol, au bout de longues colonnes corinthiennes, une devise : "Il a chéri sa patrie, et cultivé, vénéré la vérité". Premier président de la IIIe République, il est celui qui mène la répression des communards.
Modèle de démocratie directe, utopie réalisée, dernière révolution romantique : la Commune est encore un modèle pour une certaine gauche, et sa mémoire laisse des traces. Ainsi, sur la grande porte en bronze du mausolée de Thiers, des inscriptions récentes interpellent le défunt : "Paye tes morts", "fdp", "Vive la Commune".
Un tag "Vive la Commune" sur la porte en bronze du mausolée d'Adolphe Thiers. L.D.
"Je ne sais pas si ces tags ont un rapport avec les 150 ans de la Commune, ou s’ils reflètent un intérêt renouvelé pour ce qu'elle représente, commente Eloi Valat, artiste, auteur de plusieurs livres sur la Commune, et membre de l’Association des amies et amis de la Commune de Paris. En tout cas, ils n’étaient pas là la dernière fois que je suis allé au Père-Lachaise, il y a deux ans." Ce n’est pas la première fois que le mausolée est vandalisé : en 1971, au moment du centenaire de la Commune, trois engins explosifs avaient été déposés à sa base entre juin et août.
"Le mur gris des vaincus"
Les tags injurieux adressés à Adolphe Thiers témoignent de l’appropriation par l’extrême gauche du cimetière comme lieu de mémoire. "Après, la plupart du temps, on ignore le mausolée", commente tout de même Eloi Valat. Le vrai lieu de communion des gauches, c’est le mur des Fédérés. Le "mur gris des vaincus" comme l’écrivait Séverine, figure féministe du XIXe siècle, la première femme à diriger un grand quotidien en France, Le Cri du peuple. Tous les ans, depuis 1880, "on monte au mur", poursuit le militant, évoquant le rassemblement annuel, devant le mur, de ceux qui souhaitent rendre hommage à la Commune.
Le marteau et la faucille côtoient le A cerclé des anarchistes sur le mur des Fédérés. L. D.
Cette procession a intéressé les chercheurs, qui y voient l’expression d’une "religion socialiste". Pour Alain Dalotel, docteur en histoire sociale, la montée au mur est un acte religieux, une pieuse coutume et un acte de fidélité révolutionnaire. C’est le moment où la gauche "va demander aux aïeux le secret de leur héroïsme". En 1936, le PCF et la SFIO (l’ancêtre du PS) se réunissent et parviennent à rassembler 600.000 personnes pour ce pèlerinage laïque. En 1971, 100.000 personnes défilaient encore.
"Cinquante ans plus tard, ce n’est plus ce que c’était, concède Eloi Valat. En 2019, avant le Covid, nous étions 200". Pourtant, la mémoire reste, comme en témoigne la visite du mur des Fédérés par des Gilets jaunes, le 25 mai 2019. Pour le 150e anniversaire, les associations sont ambitieuses. "On veut rassembler le plus de gens possibles", assure le militant. Pour, peut-être, refaire de la procession une grande réunion de la gauche.
La guerre des mémoires de la Commune
Mais les hommages ne font pas l'unanimité. Rudolph Granier, élu Les Républicains (LR) du Conseil de Paris, s'est par exemple vivement opposé à la commémoration de l'insurrection. Il illustre l'existence de deux mémoires toujours en concurrence dans la France d'aujourd'hui. D’un côté, comme l’affirme Eloi Valat, "la gauche, des socialistes jusqu’aux anarchistes", encore séduite par la dimension libertaire et radicalement démocratique de l’insurrection. De l’autre côté, une vision plus conservatrice, qui perçoit la Commune comme une expérience chaotique et brutale, en raison de l’exécution sommaire de nombreux membres du clergé et l'incendie de bâtiments parisiens emblématiques, de l’Hôtel de Ville au Palais des Tuileries. "On ne danse pas sur des incendies", s'indigne ainsi Rudolph Granier.
Le monument commémorant l'assassinat des généraux Lecomte et Clément-Thomas aux mains des communards. L.D.
Ces deux mémoires conflictuelles se cristallisent, plus que partout ailleurs, au Père-Lachaise. En contrebas du mausolée de Thiers, un monument commémore l’assassinat des généraux Lecomte et Clément-Thomas, les premiers morts de la Commune, fusillés par les insurgés. Partout autour, "comme pour l’encercler", souligne Eloi Valat, les sépultures de nombreux communards. Même les tombes de ceux qui étaient déjà enterrés au moment des combats racontent la Commune : celle de Charles Nodier, un des fondateurs du mouvement romantique, est criblée d'impact de balles échangées au cours de la bataille du Père-Lachaise.
Léo Durin
La tombe de Charles Nodier, parsemée d'impact de balles. L. D.
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27 mai 1871. La Semaine sanglante, qui tue entre 5.700 et 20.000 communards du 21 au 28, touche à sa fin. Sur les hauteurs de Paris, une centaine de ces insurgés se rassemblent, au milieu des tombes, dans un endroit stratégique : le cimetière du Père-Lachaise. Armés d’une dizaine de canons, ils comptent bien résister jusqu’au bout aux armées du gouvernement de Versailles, sous la Troisième République (1871-1940).
Ce 27 mai, les insurgés sont donc encerclés : les Prussiens, désormais coalisés avec le gouvernement français, ont aussi pris position aux abords du cimetière. Bientôt à court de munitions, les communards se battent à l’arme blanche dans les travées du cimetière.
À la fin de l’après-midi, les Versaillais contrôlent le Père-Lachaise. Ils alignent 147 insurgés, dos au mur d’enceinte, et les fusillent, avant de les enterrer dans une fosse commune ouverte au même endroit. Dans les jours qui suivent, des centaines d’autres révolutionnaires les y suivront.
Deux mois plus tôt, le 18 mars 1871, dans la foulée de la défaite française contre la Prusse, la moitié des Parisiens se soulève. Favorable à la démocratie directe, ils refusent l'autorité de l'Assemblée nationale à majorité monarchiste. La Commune de Paris était née.