Hirak : journalistes et lanceurs d'alerte dans le collimateur de la justice algérienne
Le procès du journaliste Saïd Boudour et du lanceur d’alerte Noureddine Tounsi doit se tenir ce mercredi 9 mars à Oran, en Algérie. Leurs noms s’ajoutent à la longue liste d’activistes liés aux contestataires du Hirak ("mouvement", en arabe) inquiétés par la justice.
Saïd Boudour et Noureddine Tounsi comparaissent au tribunal d’Oran. Le premier est un lanceur d’alerte poursuivi pour "complicité de chantage". Le second, journaliste, pour "outrage à corps constitué" et "diffamation et début de menace".
Les noms de Tounsi et de Boudour sont associés depuis juin 2018. A l’époque, le premier était directeur commercial du port d’Oran. En plus de dénoncer la corruption qui y règne, il aurait révélé à Saïd Boudour la découverte de 701 kilos de cocaïne dans un bateau en provenance d’Amérique du Sud, censé transporter de la viande rouge. L’affaire avait éclaboussé de nombreux responsables algériens. Elle avait notamment coûté son poste au général-major Abdelghani Hamel, directeur général de la sûreté nationale algérienne (DGSN) – c’est-à-dire le chef de la police. Celui-ci avait été limogé le 26 juin 2018 par le président Abdelaziz Bouteflika, alors qu'il espérait lui succéder. Tounsi et Boudour avaient alors été arrêtés et interrogés par les services de sécurité.
Le Hirak, catalyseur de la répression
Le Hirak débute six mois plus tard, le 16 février 2019. Des millions d’Algériens marchent dans les rues du pays pour protester contre la nouvelle candidature d’Abdelaziz Bouteflika, au pouvoir depuis 1999 et qui brigue alors un cinquième mandat, à l'âge de et malgré un état de santé très précaire. Les manifestants obtiennent sa démission le 2 avril.
Le mouvement se poursuit après le départ de Bouteflika, réclamant la dissolution du Front de libération nationale (FLN) au pouvoir depuis l’indépendance de 1962, ainsi que l’instauration d’une deuxième République et la fin de la corruption. La répression s’intensifie et les premières arrestations ont lieu à l’été 2019. "Dès juin, le régime emprisonne les militants. A partir de février, la répression s’étend aux simples manifestants", se rappelle Hakim Addad, militant, fondateur de Rassemblement actions jeunesse et incarcéré en octobre 2019, le mois où les poursuites contre Noureddine Tounsi et Saïd Boudour sont lancées.
Les journalistes, cibles de choix du régime
C'est à ce moment-là qu'on reproche aux deux hommes d’avoir cherché à faire chanter un entrepreneur, Kliliche Cheikh. Depuis, les affaires s’accumulent. "C’est un enchevêtrement de dossiers", résume Hakim Addad. Pour Medhi Dahka, journaliste pour Algerian Detainees, une plateforme d’information dédiée aux détenus d’opinion en Algérie, la situation de Saïd Boudour est liée à sa couverture du Hirak : "Il avait déjà été inquiété avant mais comme il a continué à travailler pendant les manifestations, l’étau s’est resserré".
De manière générale, la répression s’est accentuée depuis deux ans à l’égard des journalistes en Algérie. "Nombreux sont ceux qui ont été jetés en prison parce qu’ils n’étaient pas accrédités, alors que cela a toujours été toléré", poursuit Medhi Dahka. L’Algérie occupe aujourd’hui la 146e place au Classement mondial de la liberté de la presse de Reporters sans frontières (RSF). "Le régime a toujours contrôlé l’information, et cette dynamique a été renforcée face au Hirak, nous explique Souhaieb Khayati, directeur du bureau Afrique du Nord de RSF. La remise en question des prérogatives des militaires et des politiques les offusque au plus haut point".
Journaliste ou militant ?
Quant à Saïd Boudour, sa participation à la Ligue des droits de l’Homme d’Oran n’a pas aidé : "Comme il est à la fois journaliste et militant, la justice a pu plus facilement le mettre en cause", d’après Medhi Dahka.
Ceci explique aussi les réserves de Reporters sans frontières sur son dossier. "Comme il est embarqué dans le Hirak, il fait parfois passer la déontologie journalistique au second plan", reconnaît à RSF Souhaieb Khayati, qui est aussi un ami de Saïd Boudour. "Sur les réseaux, il s’attaque à des caciques du régime par rapport à des conflits d’intérêts et des soupçons de malversation. Ce sont des secrets de polichinelle, mais Saïd ne mène pas de véritables enquêtes journalistiques."
Pour Hakim Addad, l’écart aux règles de déontologie ne justifient pas pour autant les menaces qui pèsent aujourd'hui sur Saïd Boudour et Noureddine Tounsi. "Est-ce qu’on doit être emprisonné pour avoir exprimé un avis ? Même si le travail d’un journaliste ne respecte pas à 100% les codes de la profession, cela ne justifie pas le harcèlement dont sont victimes Boudour et les autres."
La répression ne semble en tout cas pas avoir entamé la motivation des opposants du Hirak. Le régime semble même avoir été obligé de lâcher du lest, avec la libération du journaliste Khaled Drareni le 19 février et la promesse de tenir cette année de nouvelles élections législatives.
Léo Durin