Affaire du chlordécone : la possibilité d'une prescription hérisse les militants
L'affaire du chlordécone aux Antilles serait sur la voie d'une prescription et d'un non-lieu. Une possibilité qui ne passe pas auprès de militants qui constatent, en plus, des problèmes plus profonds autour de la gestion des Outre-mer par l'Hexagone.
Il se pourrait qu’un non-lieu soit prochainement prononcé dans l’affaire du chlordécone, d’après la déclaration de Rémi Heitz dans les colonnes de France Antilles. Selon le procureur de la République de Paris, “la grande majorité des faits était déjà prescrite”. Les avocats des parties civiles, qui ont déposé plainte en 2006, auraient dû le faire avant 2003 pour respecter le délai de dix ans. Ils dénoncent l'utilisation du chlordécone pendant des décennies aux Antilles, malgré sa toxicité reconnue.
Plusieurs militants et associations ne se disent “pas surpris” par cette annonce mais restent “déterminés” à faire valoir leurs droits en utilisant différentes méthodes. Les avocats des parties civiles, quant à eux, continuent d’espérer un procès et une réparation dans cette affaire, alors que les conséquences de cet insecticide probablement cancérigène seront visibles pendant plusieurs siècles dans les sols et dans les eaux antillaises.
Un délai de prescription "incohérent"
C’est le cas d’Activiste Shatta, vidéaste engagée d’origine martiniquaise qui cumule plusieurs dizaines de milliers d'abonnés sur les réseaux sociaux et pour qui le délai de prescription est "incohérent". Elle reconnaît que “si on est purement dans du droit, vu que l’utilisation s’est arrêtée en 1993, il est logique que ce soit prescrit”. Mais les effets sur les sols, les eaux et la population antillaise restent flagrants : “On peut se poser la question au regard de la prescription, car les conséquences continueront d’exister pendant des siècles”, ajoute-t-elle.
Dans un document que nos confrères de Franceinfo ont pu consulter, les avocats des parties civiles mettent également en avant le caractère intemporel de l’infraction pour contrer le délai de prescription. Pour Cannelle, militante chargée de la mission communication du Collectif des ouvriers agricoles et de leurs ayant droits empoisonnés par les pesticides (COAADEP), il n'y a pas "d'adéquation entre le délai de prescription pour un crime d'empoisonnement et les conséquences qui vont s'étendre sur plusieurs siècles".
En effet, selon plusieurs spécialistes, les vingt ans d’épandage sur les bananeraies auront des conséquences pour les 700 prochaines années : empoisonnement des sols, des rivières et de la mer, entre autres. D’après Santé Publique France, 90% de la population adulte de Martinique et de Guadeloupe est contaminée à différentes échelles par le chlordécone. Parmi eux, 5% “ont une imprégnation au moins dix fois plus élevée que l'imprégnation moyenne”, selon ce rapport. Les Antilles françaises détiennent même le triste record du monde en termes de taux d’incidence des cancers, même si aucune étude n’a, pour le moment, révélé de lien direct entre ces pathologies et le chlordécone.
Le chlordécone est pourtant soupçonné d’être cancérigène depuis les années 1960 et avait été interdit par les États-Unis à ce moment-là. En 1979, il a même été classé “cancérigène possible” par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Il a toutefois été utilisé par l’État français pendant deux décennies dans les Antilles françaises, entre 1972 et 1993, pour lutter contre le charançon du bananier. L'insecticide a continué à être stocké et “possiblement utilisé” après son interdiction en 1993 pour écouler les stocks, selon Franceinfo.
Plusieurs appels à manifester contre ce risque de prescription
Alors, pour "'faire reconnaître les pathologies" en tant que maladies professionnelles, le COAADEP se bat depuis plusieurs années sur tous les fronts et veut également “assurer la prise en charge gratuite par les pouvoirs publics de l'ensemble des frais médicaux”.
Il appelle à une mobilisation de masse ce samedi 27 mars à Fort-de-France (Martinique), pour demander un “dépistage gratuit de tous les pesticides dans le sang”, le soin de toutes les pathologies ou encore une retraite minimum de 1.000 euros.
Le collectif Zéro chlordécone zéro poison (ou Lyannaj Kont Ampwazonnman en créole martiniquais) effectue un constat similaire et appelle également à une manifestation, le 10 avril prochain cette fois-ci, contre la prescription et le non-lieu probables. L’association dénonce “le silence méprisant de l’État et sa justice sur nos exigences de jugement” et exige “la condamnation des responsables de notre empoisonnement”.
Le 27 février dernier déjà, entre 10.000 et 15.000 personnes s’étaient rassemblées à Fort-de-France en Martinique pour protester contre la possibilité d’une prescription et pour une prise en charge par l’État des victimes. Une manifestation supplémentaire sur la longue liste des rassemblements anti-chlordécone dans les Antilles françaises depuis l’éclatement du scandale.
Le chlordécone, un "monument historique"
Activiste Shatta fait partie de la nouvelle génération de Martiniquais et Martiniquaises engagés qui constatent, eux aussi, les conséquences de deux décennies d’exploitation “toxique” des bananeraies. “Le chlordécone a toujours fait partie de ma vie. Ma mère m’en a toujours parlé, c’est partout autour de nous, poursuit-elle. C’est comme un monument historique rattaché aux Antilles.” De son côté, Lou, militant “décolonial”, n’est pas surpris de la gestion par l'État du scandale sanitaire. Quand l’affaire a éclaté, ce n’était, à ses yeux, “qu’un scandale de plus. On a compris qu’on était dans un système en notre défaveur.”
"Le mot chlordécone fait partie de l’imaginaire collectif et de la vie quotidienne", raconte Cannelle, qui s'est engagée auprès du COAADEP après avoir travaillé chez une ouvrière agricole il y a deux ans et vu les conséquences des pesticides sur les ouvriers. "Il a fini par être banalisé et on ne mesure pas nécessairement la gravité quand on est enfant et adolescent". Une volonté "inconsciente" des Antillais, selon elle, de "vivre avec." "Sinon, on est constamment dans la peur".
“Activisme de consommation” et “militantisme de création”
Mais au-delà de la recherche de justice auprès des grandes instances, Activiste Shatta, qui a longuement documenté l’affaire du chlordécone, constate que d’autres solutions pour “obtenir réparation” sont utilisées par de nombreux militants. “Il vont passer par toutes les méthodes, et tous les militants ne seront pas d'accord, c'est sûr. Il y a ceux qui vont opérer une justice sociale en allant bloquer les magasins de békés [descendants d’esclavagistes, NDLR], ou encore ceux qui vont faire de l’activisme de consommation, c’est-à-dire appeler la population à boycotter des produits”, détaille-t-elle.
Mais ce n’est pas tout. Il y a aussi ce que la vidéaste appelle le militantisme de création, c'est-à-dire “créer des alternatives, réfléchir à des solutions de dépollution des sols”, ou encore rendre gratuit les tests de dépistage. “Il fallait encore payer il y a trois semaines pour connaître son taux de chlordécone dans le sang. La gratuité des dépistages dans les laboratoires d’analyse est arrivée trop tardivement.”
#PlanChlordéconeIV Garantir une alimentation 0 chlordécone
➡Analyses gratuites pour les pro agricoles
➡Contrôles sur les denrées alimentaires
➡L'identification de la qualité & l'origine des produits
ℹhttps://t.co/z5um0PBNGW
Le plan dans son intégralité https://t.co/yXVSMti1xm pic.twitter.com/gqgtH3v2sy— Préfet de Guadeloupe (@Prefet971) March 12, 2021
En somme, beaucoup de militants ne comptent pas sur un procès, qui n'offrirait pas de réponses aux conséquences concrètes du chlordécone. Cannelle explique que le collectif "ne repose pas ses espoirs sur une décision de justice qui condamnerait les békés. Il y a d'autres modes pour obtenir justice, car une condamnation n'est pas une finalité en soi. On doit penser aux répercussions sanitaires et économiques." Aux yeux du COAADEP, même si une condamnation est souhaitable, elle ne résoudra pas tout. "D'accord, on condamne les békés, c'est bien, mais que fait-on après ?".
L'objectif du collectif, in fine, est d'instaurer un rapport de force : "On fait du lobbying auprès des élus martiniquais et hexagonaux. On est parti rencontrer les présidents des partis politiques au Sénat et à l'Assemblée nationale en janvier dernier. L'idée est de tenter de satisfaire l'ensemble de nos onze points de revendication qui ne se limitent pas qu'au chlordécone".
“L’arbre qui cache la forêt”
Outre toutes ces revendications et solutions alternatives, Lou explique en effet que le délai de prescription, et le scandale du chlordécone plus généralement, est “l’arbre qui cache la forêt”. Même constat pour Cannelle, qui rappelle que "plus d'une soixantaine de substances actives [utilisées sur le citron, l'avocat ou encore la canne à sucre, NDLR] ont été détectées dans le sang des Antillais."
Finalement, la problématique du chlordécone n’est, selon Lou, “qu’un point d’une longue liste de problèmes” qui égrènent la vie des Martiniquais, et des Antillais plus généralement. “L’accaparement des terres, l’impossibilité d’être auto-suffisant sans dépendre de personne, l’économie qui a été pensée pour la France, énumère-t-il. On cultive pour la France, on utilise des produits toxiques sur le territoire pour satisfaire les besoins de la France.” Le chlordécone n’est pas, selon lui et Cannelle, “le seul produit toxique légalisé utilisé sur nos terres”.
Autre problème : “Lorsqu’on demande des comptes aux békés qui ont utilisé le chlordécone pendant deux décennies, ils nous disent que le pesticide était légal, qu’on ne peut pas les blâmer, que c’est vers l’État français qu’il faut se tourner, déplore Lou. Chacun se renvoie la balle, et ce n’est ni la première, ni la dernière fois que ça arrivera.”
Anas Daif